6.2.09

Chrono-logiques, le tournant historiciste des sciences humaines

Chrono-logiques, le tournant historiciste des sciences humaines
Claude Blanckaert

On admet généralement que la « révolution du temps ethnologique » coïncide avec la naissance de la préhistoire dans les années 1860. À ce moment décisif, remarque-t-on, l’archéologie va se confondre avec la géologie pour éclairer la longue durée des origines humaines, une chronologie précisément ignorée des exégètes biblistes. L’alliance de ces deux sciences est pourtant plus ancienne qu’il paraîtrait. Georges Cuvier se qualifie lui-même d’« antiquaire d’une espèce nouvelle » au moment où il crée la science paléontologique en 1798. Il passera bientôt pour un poète des « civilisations antédiluviennes ».
Le temps de la nature et le temps des hommes se voient réconciliés. Les succès spectaculaires de la paléontologie fixent les représentations dominantes du premier XIXe siècle. À son exemple, affirme Gobineau, « il s’agit de faire entrer l’histoire dans la famille des sciences naturelles ». Nombre de savants « spéciaux » (i.e. spécialisés) qui étudient la dérivation des langues, l’ethnographie ou la genèse des phénomènes sociaux vont s’attacher à cette durée inhérente. Le code herméneutique de l’histoire se répand hors de sa sphère d’influence archéologique pour créer, dans le champ des sciences humaines émergentes, un horizon commun d’expectative et d’analyse. On parle, par exemple, avec Taine d’une « géologie morale ». L’« ethnogénie », discours des origines nationales est rebaptisée « paléontologie de l’histoire ». Des livres consacrés à la formation et à la diffusion des grands groupes de langues sont publiés sous l’étiquette « paléontologie linguistique » et l’on peut dire que, par la vulgarisation du thème, la problématique de l’histoire elle-même subit l’influence d’un véritable « imaginaire géologique ».
Toutes ces collaborations satisfont à la co-production d’un « interdomaine » « palétiologique » qui, quoique hétérogène par ses objets, gagne en régularité puis en crédit intellectuel. Quand on parle des « couches de la civilisation » ou, à l’inverse, des « étymologies de la nature », ces expressions ne sont pas purement imagées. Des concepts « nomades » se justifient par la demande d’histoire et par la conviction que les actions humaines s’inscrivent dans des connexions temporelles, voire géologiques. La philologie, science des mieux sollicitées, était appelée jusqu’aux années 1870 à servir de guide pour la préhistoire naissante. Le synonyme d’histoire « anté-historique » qui lui est parfois préféré indique que la durée, et quel qu’en soit le chronomètre relatif ou absolu, est la condition d’actualisation d’un processus causal. Du fait de tous ces enjeux identitaires et des valeurs d’intégration affectés à cette aventure de l’espèce, l’histoire avait vocation à devenir la métathéorie des sciences de l’humanité. Au-delà des savoirs positifs, elle fait sens par son souffle moral.